A LA UNE AFRIQUE 

Côte d’Ivoire: La démocratie pour le bien de tous

L’observation de la vie politique ivoirienne depuis trois décennies démontre que le pays n’a pas fait son deuil de la disparition de son premier président, Félix HOUPHOUET-BOIGNY. Du coup, il n’a pu se donner des repères, à défaut de père. Les conséquences, on les connaît : coup d’Etat, instabilité, crises successives, rébellion, scission du territoire, guerre civile, exil de dirigeants politiques et de populations, etc. Aujourd’hui encore, malgré une sorte d’accalmie – pour combien de temps – ?, les cœurs et les esprits ne sont pas apaisés et les incompréhensions intercommunautaires s’accumulent. Devons-nous rester dans l’attentisme, une sorte de « politique de l’autruche » en attendant l’irréparable, l’irréversible douloureux au niveau à la fois collectif et individuel ! A quatre ans de l’élection présidentielle de 2025, le ciel sociopolitique ivoirien ne paraît pas serein, malgré les apparences.

Des rendez-vous manqués avec l’histoire jalonnent le cheminement de la nation ivoirienne, avec à la base une faible valeur des efforts de rationalisation et de vigilance. La nostalgie du passé l’a souvent emporté face au pari sur l’avenir.

7 août 1960 : la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance. Des ressortissants Français, établis sur le territoire, auraient pu légitimement opter pour la nationalité ivoirienne et construire leur vie et celle de leurs descendants sur cette terre d’Afrique. Ce schéma mental, à notre entendement, reste valable pour les autres pays. Les relations entre la France et ses anciennes colonies auraient certainement été plus rationnelles, dynamiques et mutuellement bénéfiques.

30 avril 1990 : le retour au multipartisme, après trente ans de parti unique, s’est opéré dans des circonstances ambiguës. Il l’a été plus formel que réel et n’a pu être assorti de dispositions appropriées. Le PDCI-RDA, parti au pouvoir faute d’avoir su saisir l’opportunité de sa rénovation, a ainsi exposé le pays à un risque permanent de fragilisation sociopolitique et institutionnelle.

7 décembre 1993 : le décès du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY ouvre une succession sur fond d’ambiguïtés, de suspicions et de polémiques. Le Président Henri KONAN BEDIE, dauphin constitutionnel, accède au pouvoir dans une atmosphère sociopolitique, pour le moins, chargée qui exigeait davantage de vigilance dans la conduite des affaires de l’Etat.

24 décembre 1999 : le coup d’Etat militaire du général Robert GUEÏ fait entrer le pays dans le doute et l’incertitude. En même temps, il aurait pu ouvrir des perspectives de démocratisation véritable et de promotion de la bonne gouvernance.

26 octobre 2000 : le Président Laurent GBAGBO, opposant historique, est élu président de la République, dans des circonstances douloureuses. Son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), en-deçà de la vision de son leader, ne paraît pas avoir pris toute la mesure de l’enjeu global d’une gouvernance ferme et vigilante, pour rassembler le pays autour de valeurs de discipline républicaine, d’éthique du travail et de solidarité nationale.

19 septembre 2002 : la tentative de coup d’Etat militaire muée en rébellion armée, scinde le pays en deux zones : le Sud contrôlé par les forces gouvernementales dites loyalistes et le Nord par les forces rebelles. Cette situation entraine le pays dans un long et pénible processus de négociations digne de la « tapisserie de Pénélope » ( Lomé, Linas-Marcoussis, Accra , Prétoria, Ouagadougou) entre 2003 et 2007.

11 avril 2011 : la fin de la « guerre civile » consécutive à la crise post-électorale de décembre 2010 consacre l’accession au pouvoir du président Alassane OUATTARA, avec le soutien du RHDP (Rassemblement des Houphouetistes pour la Démocratie et la Paix), Avec ses 3.000 morts, ce conflit devrait pouvoir permettre de tirer des enseignements de trois décennies d’imbroglios sociopolitiques funestes…

Ce qui nous amène à nous demander ce que le multipartisme a apporté à l’Afrique, et particulièrement à la Côte d’Ivoire. Il est bien question de multipartisme, mal intégré à une société mal préparée à l’accueillir pour l’assimiler et l’adopter. En Afrique, le multipartisme est-il synonyme de jungle politique ?

31 Octobre 2020 : la crise socio-politique et institutionnelle du troisième mandat, avec ses 87 morts, officiellement, offrait une ultime occasion de prendre conscience du danger commun et d’envisager une nouvelle façon de mener la politique nationale, pour la paix et la sécurité de tous voire la survie de la nation.

Généralement, la démocratie semble presque mécaniquement liée au multipartisme. Le nombre de partis politiques, la multitude, la pluralité ne garantit pas forcément le pluralisme, la diversité, la confrontation des opinions, si des conditions de fond et de forme ne sont pas déterminées. La démocratie est la matrice de l’Etat de droit, de la bonne gouvernance et de la transparence dans la gestion des affaires publiques, des affaires communes.

La démocratie vise à apporter des garanties au citoyen. Elle porte en elle diverses composantes que sont :

  • la démocratie de protection, c’est-à-dire la sécurité juridique des personnes dont le « noyau dur » est constitué des droits de l’Homme ;
  • la démocratie d’expression, en l’occurrence la libre confrontation des opinions dont la liberté de la presse ;
  • la démocratie de répartition ou de redistribution des ressources, c’est-à-dire l’équitable et juste partage des richesses nationales.
  • la démocratie de participation consistant en la possibilité de prendre part à la gestion de la collectivité, avec à l’esprit, notamment la décentralisation.

La pratique malsaine du multipartisme amène à des compromis voire des compromissions de nature à ralentir, sinon à freiner la marche normale de l’Etat, donc de l’évolution de la société ainsi que de la nation.

A cet égard, en Côte d’Ivoire comme ailleurs en Afrique, la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union Africaine (UA) ont une responsabilité à assumer dans l’anticipation des mesures pour prévenir les crises et les conflits, au lieu de les subir, comme on le constate jusqu’alors.

Ainsi donc, en Côte d’Ivoire, les réformes constitutionnelles et institutionnelles qui pourraient être envisagées doivent s’inscrire dans une dynamique de consolidation de la paix, la stabilité des institutions et la cohésion nationale, avec à la clé la recherche du consensus ou en tout cas d’une majorité qui se dégage dans la transparence et la démocratie.

Des questions fondamentales touchent à l’amélioration de l’efficacité des services publics, au renforcement des capacités des institutions, au contrôle et à l’évaluation de l’action publique, dans l’intérêt de la nation et des populations. Dans cette direction se trouvent respectivement mais non exclusivement :

  • le secrétariat général de ministère prévu par la loi n° 70-486 du 3 août 1970, emploi supérieur de l’Etat, sans lequel le travail gouvernemental ne saurait améliorer raisonnablement ses performances. Un ministère, c’est trois pôles complémentaires dans une unité d’action, pour un équilibre institutionnel et une efficacité administrative. Un pôle politique, le cabinet ; un pôle éthique et déontologique, l’inspection générale et un pôle managérial, le secrétariat général ;
  • le code d’éthique du service public qui ne semble pas avoir été mis en œuvre et généralisé ;
  • la décentralisation, qu’il faudrait judicieusement mettre en lien avec l’aménagement du territoire et le développement harmonieux pour l’unité nationale ;

De ce point de vue, la création de 12 (douze) nouveaux districts avec des « ministres-gouverneurs » nommés mériterait qu’on s’y attarde un tant soit peu. Actuellement, le pays se trouve dans un écheveau juridico-administratif territorial aux effets structurants difficilement perceptibles. Opportunité ? Chevauchement de compétences ? Des ministres-gouverneurs, autorités déconcentrées ou décentralisées ? Quelle légitimité quant au positionnement institutionnel par rapport aux préfets de région, et surtout aux présidents des conseils régionaux qui eux, sont élus par les populations ?

  • les questions relatives au cumul de fonctions ou de postes, l’absence de sérénité dans la gestion des structures à participation financière publique, des nominations sur fond plus de militarisme politique que de compétence managériale, etc.

Au demeurant, l’actualité apparait dominée par l’initiative de création d’une Union des élus et cades d’une « grande région et de la Diaspora ».

Si la régionalisation est un concept neutre avec des contours juridiques et institutionnels définis, le régionalisme reste chargé d’une connotation socioculturelle et linguistique à caractère centrifuge.

A la vérité, l’avenir serein de la Côte d’Ivoire réside dans l’existence de régions administratives, intégrant divers groupes ethniques, pour un apprentissage de la diversité à un niveau infranational, en vue d’une meilleure pratique au plan national. Collectivité décentralisée s’étendant sur une superficie viable pour le développement, la région pourra devenir véritablement un instrument précieux de promotion économique, sociale et culturelle endogène. Aussi, raisonnablement, 8 régions et 2 (deux) districts (Abidjan et Yamoussoukro) pourraient faire l’affaire.

A contrario le régionalisme, concept socioculturel, sentiment d’appartenance à connotation communautariste, peut devenir une source de difficultés pour l’édification nationale… On devient meilleur en s’ouvrant à l’autre, différent mais nécessaire voire indispensable, pour mieux se connaître soi-même et s’améliorer par des échanges divers.

Il est exact que l’Association des élus et cadres du Grand Centre, à la raison d’être discutable, existe et fonctionne. Au passage, elle exclut les ressortissants du Moronou, zone pourtant située au Centre, géographiquement et traditionnellement considérée comme telle. Cette association ne semble pas encore poser de problèmes. Alors pourquoi la probable « Union des élus et cadres du Grand Nord et de la Diaspora » en poserait-elle ? A priori, pas de problèmes.

Mais justement, de précédent en précédent, l’on risque d’ouvrir la boite de Pandore du régionalisme-communautarisme qui pourrait sonner le glas de l’unité nationale, déjà fortement fragilisée. Des rancœurs et des rancunes persistent, en espérant et souhaitant, éloigné l’esprit de vengeance. Morsures et blessures ne peuvent qu’engendrer des cicatrices physiques, psychologiques et morales indélébiles.

D’ailleurs, à quoi se mesure la « grandeur » d’une région, qu’elles en sont les limites ? En Côte d’Ivoire, la région est un concept juridiquement défini à travers des entités administratives. Ces cadres territoriaux nous paraissent appropriés pour constituer des organisations de solidarité à la légalité et à la légitimité incontestables. Dans tous les cas, à l’intérieur des frontières nationales, il ne peut y avoir plus grand que la Côte d’Ivoire, le pays ! Alors, rien ne sert de s’engager sur une voie incertaine et dans une vision réductrice, limitée à l’ethno-régionalisme contre-productif. Ne pas comprendre cette sagesse élémentaire serait tout simplement affligeant et désespérant pour notre nation.

Devant le VIème Congrès de PDCI-RDA, le 16 octobre 1975, le Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY déclarait : « si notre patrie est, aujourd’hui, à l’abri des déviations séparatistes et des crises profondes,… elle reste à la merci de ceux qui ne désespèrent pas d’accaparer son destin pour le plier à leurs seules exigences »

Il est dommageable que la tendance lourde consiste, pour des présidents d’institution et des membres du gouvernement, à se comporter plus en hommes et femmes personnalités de terroir que de dimension nationale, dans des postures partisanes forcément étriquées. Avec les moyens de l’Etat, les contributions de toutes les populations, par les impôts et les taxes diverses. Ces dirigeants s’éloignent malheureusement ainsi de leur mission régalienne et républicaine.

Toute mission est une vocation et une soumission à des valeurs, principes et règles pour son succès durable. Il est donc temps d’ouvrir les yeux et de construire, avec lucidité, un Etat moderne, rationnel, institutionnel, intégrateur et facilitateur de solidarités, au service de toutes les populations. Le développement économique et l’épanouissement démocratique ne sont pas antinomiques et ont pour origine et finalité communes… la liberté. Comment nos pères ont-ils vécu hier ? Comment vivons-nous aujourd’hui ? Comment nos enfants vivront-ils demain ? Sur cette terre que Dieu nous a confiée !

Le programme social du gouvernement engagé par le Premier ministre Amadou GON COULIBALY (de vénérée mémoire), et qui se poursuit, reste bien une option institutionnelle et républicaine assurément à approfondir et à renforcer.  Le Président Alassane OUATTARA, à vrai dire, réussit mieux le plus difficile, la réalisation d’infrastructures. Celles-ci devraient pouvoir fouetter l’orgueil des Ivoiriens, comme du temps du président HOUPHOUËT-BOIGNY, pour entrer résolument dans un sentiment de reconnaissance et un processus de fraternisation, susceptible de faciliter la réconciliation nationale.

En toute objectivité, les dirigeants politiques- Pouvoir et Opposition – ont une responsabilité commune à s’accorder sur l’essentiel, c’est-à-dire, l’intérêt national, la sécurité et l’épanouissement des populations, en principe, la raison d’être de leur engagement. Ils ne doivent jamais oublier qu’après tout, ils demeurent des adversaires-partenaires aux destins entrecroisées et liés. Autant qu’ils sont, chacun a connu la gloire et la déchéance, la prison, l’exil, etc.

Etonnamment, ce pays nôtre, jadis marqué du seau de la fraternité et de la convivialité, prend de plus en plus une direction hasardeuse, depuis la disparition du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY. Le débat politique, d’un niveau à la vérité en-deçà de la qualité ivoirienne se focalise essentiellement sur des personnalités si importantes soient-elles, en occultant les vraies questions liées aux préoccupations lancinantes des populations, la cohésion sociale, la réconciliation et l’unité nationale mises à mal par des crises, aussi absurdes qu’incompréhensibles, somme toute.

Aujourd’hui, aucun parti politique ivoirien significatif ne peut se prévaloir d’une quelconque virginité en matière de gestion du pouvoir d’Etat. On peut donc juger les régimes successifs sur les actes qu’ils ont posés et les comportements adoptés. Chacun devrait donc être habité par l’humilité.

En tout état de cause, la Côte d’Ivoire notre nation, n’a pas été suffisamment préparée à la résilience, aux adversités et aux épreuves du temps, croyant ingénuement disposer d’une « Assurance Tous Risques » en la personne du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY, le père fondateur. Mais le grand homme aurait-il été vraiment fier de nous depuis trois décennies, nous qui avons traîné et continuons de traîner son cher pays dans l’errance, à l’intérieur comme à l’extérieur ? Chacun, « au fond de lui-même se rend plus de justice » (Jean Racine), au-delà de toutes autres considérations.

De ce fait, face au défi commun actuel, et à un carrefour sensible de notre histoire, il nous revient d’avoir le courage de travailler à assurer la trajectoire du destin de notre pays, afin de mériter de la mémoire de nos ancêtres, de la reconnaissance de nos enfants, petits-enfants et des générations futures.

Nos morts, victimes des crises sociopolitiques successives, nous interpellent et crient pour nous sauver : la paix, la paix, la paix ! la réconciliation et la fraternité ! En souvenir de leurs sacrifices et pour le devenir de notre nation, ressaisissons-nous ! Seule la démocratie peut conduire au bien de tous, pouvoir, opposition, population.

Président OUATTARA, Président BEDIE, Président GBAGBO, de Là-Haut, l’esprit du Président Félix HOUPHOUËT-BOIGNY, votre illustre et charismatique prédécesseur, vous objurgue de sauver son œuvre. Il ambitionnait, légitimement, pour son pays la Côte d’Ivoire, un destin divin de patrie de la vraie fraternité et de gendarme de la paix en Afrique, par le dialogue,  » l’arme des forts « ! 

Alors, si tous nous avons encore une conscience, une mémoire et surtout un peu d’amour pour cette nation qui nous a tant donné, et qui ne demande tout simplement qu’à être revivifiée, pour prospérer dans la paix, œuvrons ensemble à sa (ré)-union fraternelle, dans l’ordre, la discipline, la sincérité des intentions et la vérité des actes, pour la prospérité partagée et la cohésion sociale.

Abidjan, 4 novembre 2021

Pierre AYOUN N’DAH

Docteur en Droit public, Expert en Management des Organisations publiques

Auteur de : Moderniser l’Etat africain, 2003 / Gestion de la parole publique, 2021

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